Bien sûr, il n’y a pas qu’un âne qui s’appelle Martin. Mais à l’image de Janus, Jean Lallemand n’a cessé de changer de visage au cours des siècles. En pleine Renaissance, on songe à cet inspecteur général du royaume d’Aragon, si fin diplomate qu’il devint secrétaire d’Etat de Charles Quint…
D’un saut de puce, nous voici maintenant au XIXe siècle de l’autre côté de l’Atlantique. C’est dans la ville de Montréal que Jean Lallemand voit le jour le 19 décembre 1898, au sein d’une famille qui fit fortune dans le commerce de margarine. De quoi mener une savoureuse vie d’esthète et de mécène, en devenant notamment l’un des trois fondateurs de l’Orchestre symphonique de Montréal…
La machine à remonter le temps nous emmène maintenant en 1928, au cœur d’un faubourg de Saint-Quentin. C’est là qu’est né Jean Lallemand, un enfant qui ignore encore qu’il va devenir l’un des plus talentueux artistes contemporains portés par la cité des Pastels. En attendant, dans sa prime jeunesse, le petit Jean ne manque pas d’admirer sur la place de l’Hôtel-de-Ville l’imposant monument qui commémore la résistance de la population lors du siège de Saint-Quentin en 1557. Une offensive alors menée par les troupes de Philippe II d’Espagne, qui n’est autre que le fils aîné de Charles Quint. Comme dirait Paul Auster, « rien n’est réel, sauf le hasard »…
Avec le temps, les souvenirs s’estompent tandis que les couleurs perdent de leur intensité. Mais Jean Lallemand (le vrai, le nôtre !) n’est pas prêt d’oublier deux rencontres qui ont profondément bouleversé sa vie. En 1952, alors élève séminariste, il croise le chemin d’un certain Antonio Lamolla, un ancien de l’armée républicaine espagnole qui, comme bon nombre de ses frères d’armes, a trouvé refuge en France. Mais c’est surtout pour ses talents de peintre qu’il s’est fait connaître, à tel point qu’il est encore aujourd’hui considéré comme l’un des pionniers du surréalisme. Accueilli au sein de l’atelier de Lamolla, le jeune Lallemand va faire, pinceaux en main, ses premières armes dans le monde si particulier de l’art. « J’ai essayé de bricoler avec la couleur, de faire des choses avec plus ou moins de bonheur ! Des choses qui, dans un tout petit coin, participent au grand bazar de l’art dit contemporain. Qu’importe ! Pourvu que mon besoin maniaque de manier des pinceaux ait été au service d’une idée : être vrai ! » Un besoin de vérité renforcé à ses débuts par sa rencontre avec Maurice De Vlaminck qui, toujours en 1952, le reçoit dans son atelier de Rueil-la-Gadelière (Eure-et-Loir). Un artiste peintre au talent foisonnant, figure incontournable du cubisme et du fauvisme, qui concourut à éloigner Jean d’un destin aux odeurs de poussières et d’encens. « Celui-là, s’il est peintre, il ne sera pas curé », confia De Vlaminck à son ami Lamolla. Bien vu ! En 1952, de retour à Saint-Quentin, sans l’ombre d’un diplôme en poche, Jean Lallemand s’oriente très vite vers l’art graphique et la déco publicitaire. Quant à la peinture, c’est pour la vie qu’il lui a dit « oui » ! « Dans ma passion, j’essaie de gagner ce pari absurde qui consiste à vouloir traduire l’indicible, l’insaisissable, la lumière… Pari qui engendre parfois les tourments du doute. » Aujourd’hui âgé de 93 ans, Jean Lallemand mène une paisible retraite du côté du quartier de Remicourt. S’il a renoncé à exposer depuis une paire d’années (« trop fatigant ! »), l’artiste ne s’est jamais totalement éloigné de ses pinceaux et de ses toiles qui, peintes à l’huile comme à la gouache, éclairent les regards avec une infinie douceur…